Esprit d’hiver de Laura Kasischke

  » Poussière, épuisement, c’était dans l’air ; quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux, répète cette phrase, pensa Holly. C’est un refrain, comme dans un poème, écris là, écris de quelle manière un visage fantôme a finalement pointé son nez en ce matin de Noël (ils avaient dormi si tard) et s’est dévoilé. Quelque chose qui avait été là depuis le début. A l’intérieur de la maison, à l’intérieur d’eux mêmes. Cette chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux. » (p17)

C’est le matin de Noël, Holly se réveille avec une impression désagréable, quelque chose lui colle à la peau, c’est glacial, diffus mais bien là. Elle voudrait s’ébrouer pour s’en débarrasser mais impossible, ça résiste, ça s’accroche. Il y a cette phrase leitmotiv qui lui revient sans arrêt ;  » Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux. » Elle n’a qu’une envie ; avoir le temps de l’écrire, il n’y a que comme ça, s’imagine t’elle, qu’elle pourra voir plus clair en elle et comprendre ce que cette phrase signifie.

 » Et Holly pensa alors : je dois l’écrire avant que cela ne m’échappe. Elle avait déjà ressenti ça plus plus jeune, l’envie presque paniquée d’écrire à propos d’une chose qu’elle avait entraperçue, de la fixer sur la page avant qu’elle ne file à nouveau. Certaines fois, il avait failli lui soulever le coeur, ce désir d’arracher d’un coup sec cette chose d’elle et de la transposer en mots avant qu’elle ne se dissimule derrière un organe au plus profond de son corps, un organe un peu bordeaux qui ressemblerait à un foie ou à des ouïes et qu’elle devrait extirper par l’arrière, comme si elle le sortait du bout des doigts d’une carcasse de dinde, si jamais elle voulait l’atteindre une nouvelle fois, voilà ce que Holly avait ressenti chaque fois qu’elle écrivait un poème, et pourquoi elle avait cessé d’en écrire. » Mon dieu, cette pensée était pourtant comme un poème, un secret, une vérité, juste hors de portée, Holly allait avoir besoin de temps pour arracher d’elle cette pensée et l’examiner à la lumière, mais elle était en elle, qu’elle en ait eu ou pas conscience avant ce moment. Comme un poème aspirant à être écrit. Une vérité insistant pour être reconnue. » (p12)

Mais Holly n’a pas que ça à faire, il lui faut penser avant tout au repas de Noël qu’elle doit préparer pour ses invités. Et puis il y a Tatiana quinze ans, leur fille adoptive à Eric et elle. Eric est parti dès le réveil chercher ses parents à l’aéroport qui font partis des invités. Mais il y a la couche de neige et le blizzard qui deviennent de plus en plus épais. Les routes sont coupés, toute circulation est devenue impossible. Aucun des invités ne pourront venir. Eric est coincé à l’hopital avec ses parents, puisque, comme pour rajouter à toute la confusion de la journée, sa mère a eu une petite indisposition. Holly et Tatiana sont donc complètement isolés, il n’y a plus qu’elles dans la maison.

L’impression de malaise ne quitte pas Holly, sa fille n’est pas comme d’habitude, elle est agressive, boudeuse, étrange. Holly essaye de garder son calme mais au fur et à mesure des heures elle a l’impression de perdre pied. D’autant plus que durant la journée, des souvenirs liés à l’adoption de Tatiana reviennent la hanter. Eric et elle l’ont cherché en Russie, en Sibérie. Ils avaient fait d’abord un premier voyage. Puis 18 mois plus tard, avait réitéré le voyage, pour enfin repartir avec elle. Ses souvenirs là aussi sont sombres, étranges. Ce voyage là Holly ne l’avait pas imaginé ainsi.

 » Bien que Holly fût surprise par tout le reste, tout. Et plus particulièrement par les superstitions, à l’orphelinat Pokrvla n°2, comme les bébés toussaient et avaient de la fièvre, les infirmières avaient demandé à Holly et Eric de porter des colliers de gousses d’ail suspendues à des bouts de ficelle grise, pour repousser les microbes ? ou… ?  » (p23)

Ce sentiment de malaise Holly n’est pas la seule à le ressentir, le lecteur partage tout cela avec elle. On est avec elle, à ses côtés, inquiète comme elle, la respiration se suspend, se fait difficile. Je l’ai déjà dit ici très souvent mais j’adore les huis-clos, cela justifie souvent à lui seul mon envie de lecture. Je suis incapable de résister à un huis-clos. Et là il faut dire que j’ai été servie. Ce huis-clos est un des plus réussis que j’ai eu l’occasion de lire. J’avais l’impression d’avancer lentement dans un long couloir sombre, avec juste la lumière d’une bougie faible et vacillante. Alors forcément, on avance doucement, prudemment, sans se précipiter ni se hâter. C’était tellement pesant que j’avais besoin de reprendre mon souffle régulièrement. Bien sûr il y a aussi la présence de la neige, envahissante, qui donne encore une touche d’étrangeté et d’isolement…

Je ne vous en dirais pas plus parce la lecture doit s’apprécier dans tout son mystère, il est plus judicieux d’avancer dans la lecture comme dans un brouillard et de prendre les informations au fur et à mesure. Même si j’avais deviné la fin pour avoir déjà lu l’auteur (je me doutais bien qu’elle nous réservait quelque chose de ce style), mais il y a tout de même une chose auquel je ne m’attendais pas du tout, quelque chose qui s’est rajouté à ce dénuement. Et ça m’a bouleversé, anéantie…. Pour en dire deux mots il y a une porte interdite qui s’ouvre et un regard d’une petite fille et son sourire… Impossible de l’oublier… Celles et ceux qui l’ont lu comprendront…

Pour finir deux citations qui m’ont touchée et bousculée, celle de Rilke d’abord ;  » Si mes démons devaient me quitter, je crains que mes anges ne prennent à leur tour leur envol. » (p206) et celle qui lui a donné son titre (que je trouve magnifique et très bien trouvé) de Wallace Stevens ;  » Il faut posséder un esprit d’hiver » (p213).

 » L’eau de la douche continuait de dévaler en un petit ruisseau chaud le long de la colonne vertébrale de Holly et elle eut l’impression que cette chaleur, cette eau, pouvait l’ouvrir comme une fermeture éclair. Elle l’imaginait à l’oeuvre, la chair s’écartant le long de la colonne, et ce qu’elle ressentirait ensuite en s’extrayant de son corps. Qui serait-elle alors ? Où irait-elle ? Elle se souvint alors qu’elle avait eu l’impression, le regard baissé sur le visage inexpressif de sa mère défunte, que cela pouvait se produire. S’échapper de son corps. Que le corps était une manière de cage. Que le moi, l’âme, ne vivait pas en cage. Que ne pas avoir de cage était le but, atteint dans la mort. » (p56)
 » Personne ne naît sans héritage.  » (p228)

Lu aussi par Aifelle et AntigoneMilly,  Romanza, ClaudiaLuciaEnna,  Alex,  Un livre un thé, et ma tasse de thé

Lu pour le challenge « Halloween » de  Lou et  Hilde. Et pour le challenge Petit bac 2014 d’Enna lit, catégorie « Moment, temps »

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45 commentaires

  1. J’ai bien ressenti ce malaise tout au long de lecture mais je me suis sentie prise en otage par l’auteure à tourner en rond avec Holly dans la maison et je n’ai aus final pas du tout aimé ça

    • Je pense que pour apprécier il faut aimer les huis-clos (comme moi j’adore c’était parfait :0) Je trouve que l’atmosphère est vraiment prenante, c’est une espèce de spirale dans laquelle on tombe, néanmoins je n’ai pas eu l’impression de tourner en rond ;0)

  2. J’ai lu ta chronique en diagonale car il fait partie de ma PAL et ce sera ma prochaine lecture je pense.Mais tu me donnes envie de le découvrir vite.
    Bon après midi.

  3. Je l’avais commencé mais jamais terminé impossible d’accrocher !!
    Mais tu le résume très bien et me donnerait presque envie de retenter !
    Bises et bon mercredi

  4. J’avais aussi deviné la fin, mais pas dans tous ses détails … et il sont de taille les détails ! J’ai énormément aimé cette lecture que j’ai trouvée hypnotique.

    • Je suis contente de voir que tu partages mon ressenti ;0) Oui les détails comme tu dis sont de taille… Je suis d’accord sur ton mot hypnotique. Hypnotique et glaçant…

  5. Je te rappelle que le Challenge Cold Winter ne commence que le 15 novembre ! Quant à ton commentaire, je n’arrive pas à le retrouver, es-tu sûre qu’il avait bien été envoyé ? Je suis en train de mettre hors ligne tous les commentaires afin de ne pas encombrer l’article, mais je ne retrouve pas le tien, si tu veux me renvoyer ta liste, pas de problème, mais les lectures ne commencent qu’à partir du 15 ! (c’était écrit dans l’article ! )

    • Ouh la, restons léger, c’est un challenge, un jeu quoi. Pas de prise de tête donc ;0) Je n’avais pas vu la date de commencement, c’est grave docteur ?!! :0) Et même pas un tout petit : bienvenue dans mon challenge ?!! :0) Comme tu as l’air de prendre ça très au sérieux j’ai enlevé le logo.

  6. En ce moment je ne suis pas trop en état pour lire la tristesse que je ressens entre les lignes ; les tiennes et celles des amis commenteuses …Mais je ne dis pas non , juste pour voir…!!
    Bisous L’ Or …bientôt la préparation de Noël …:-))

    • C’est sûr que ce n’est pas une lecture très gaie ;0) Je dirais même plus… Bisous aussi Mathilde, ouiiii bientôt Noël et je commence déjà à penser au calendrier de Noël que je vais vous concocter ;0) Bonne journée !!

    • Oui, particulier, tout en atmosphère et en tension… J’ai adoré :0) Par contre la fin j’en avais deviné la grande partie, mais j’ai déjà lu l’auteur alors…

    • Adoré même !! Une vraie lecture qui envoûte, je te le conseille très fortement ;0) Moi aussi je veux plus de temps pour lire, si tu savais toutes les lectures que j’ai sur ma pile « urgente » :0)

    • Pour moi ça a fonctionné dès les 1ières pages, mais il faut dire que je suis vraiment une grande dévoreuse de huis-clos ;0) Bisous et bon week end Soukee

  7. Alors, je viens de voir tes commentaires, bien sûr que tu es la bienvenue pour participer à ce challenge, mais il me semble juste pour les autres que tout le monde commence dans les mêmes conditions. Et les conditions sont : avant le début du challenge, il me faut le nom et la liste, sinon je ne peux pas t’inscrire. Ce n’est pas une question de prendre tout ça très au sérieux, c’est seulement que ça demande un temps fou, il y a plus de 150 participants, et c’est déjà super compliqué de tout gérer ! Donc plus c’est clair et mieux je m’y retrouve. Une autre participante n’avait pas lu la date de début et a accepté d’enlever le livre qu’elle a lu de sa liste, afin que ce soit équitable avec les autres. Après, personne n’est obligé de participer si les règles ne conviennent pas, mais ne pense pas que je ne veux pas que tu participes, parce que ce n’est pas le cas =) (mais par écrit les phrases ne reflètent pas forcément le ton sur lesquelles ont les dit, ce qui est dommage.) Donc pas de quiproquo, ce n’était pas une agression, juste une précision !

  8. Hélas, je n’accroche pas du tout avec cet auteur (pour laquelle les avis sosnt tranchés, on adore ou pas, c’est selon – et finalement c’est bien)

  9. J’avais bien aimé mais pas autant que toi. Ceci dit j’ai été très sensible à cette atmosphère oppressante et étrange.

  10. « Si mes démons devaient me quitter, je crains que mes anges ne prennent à leur tour leur envol. » Ça doit être vrai, pourtant j’aimerais que ce ne soit pas tout à fait vrai. (Sans être angélique, bien sûr, car chacun à sa part d’ombre, sa part très humaine.

  11. Quel billet magnifique ma L’Or !

    La lecture de ce roman t’a envoûtée, charmée, bouleversée,… tout cela se ressent et t’a inspirée merveilleusement.
    Si je n’avais pas lu ce roman, je ne souhaiterais qu’une chose : en faire l’acquisition expressément !

    Je suis heureuse que tu l’aies tant aimé. D’une part car cela me plait que tu aies passé un bon moment de lecture, d’autre part, parce que je l’ai adoré aussi, qu’il m’a fait ressentir toutes les émotions, ce même sentiment de malaise, que tu décris si bien.
    Laura K. est aussi une auteure que j’apprécie beaucoup.
    J’ai vu récemment le film White Bird, adapté d’Un oiseau blanc dans le blizzard, que je n’ai pas encore lu mais est sur ma liste. Tu l’as lu ?
    Sinon, La Couronne verte m’avait tenue en haleine toute une nuit ! Impossible de le refermer avant le mot fin !

    C’est fou car Esprit d’hiver, divise vraiment la blogo, un peu comme Lady Hunt, que nous avons aimé toutes les deux ! A croire que nous avons des sensibilités proches 😉

    Je te souhaite un beau dimanche, et encore tout plein de lectures hivernales réjouissantes 🙂

    Ah ! J’ai pensé à toi hier : j’ai regardé Pole Express, et c’est un immense coup de coeur !! Il est passé en tête de mon top 10 de films noëliens ! Comment ai-je pu passer tant d’hivers sans le visionner ?!

    Je t’embrasse bien fort et te dis à très bientôt, avec toujours ce même grand plaisir 🙂

  12. J’ai prévu de lire ce livre dans le cadre de mon challenge « Partage lecture » J’ai vu des avis très positif et d’autres assez négatif donc je me ferai ma propre opinion ^^

  13. tu en parles très très bien. Ce roman a beaucoup clivé dans le sens « je le déteste-je l’adore ». Il fait partie de mon prochain comité de lecture, j’ai envie de le lire et ta chronique très mystérieuse et délicate m’incite à sauter le pas ! Je t’embrasse.

  14. Comme toi, ce livre est un coup de foudre, émotion, poésie, malaise : le sourire de cette petite fille derrière la porte, le poème sur l’esprit d’hiver, la souffrance jusqu’à la folie d’une mère et ce huis clos fantastique dans la neige qui ne cesse de tomber.

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